
C’est un morçeau comme les autres.
La banalité dans toute sa forme.
Couplets, puis refrains.
Couplets, puis refrains.
Des motifs qui se répètent.
« La notte, la notte, la notte … »
Des motifs, comme tes coups, qui reviennent ce soir encore.
Puis des camouflages, très discrets.
Et cette voix féminine qui m'appelle :
« La notte, la notte … »
Le souvenir est délicat, sombre et intact.
Je monte le son.
Cette onde étrange qui t’interpelle droit dans les territoires de nerfs et d’ouïe.
Et maintenant, le parallèle me semble si évident.
La musique est un dialecte comme les autres.
Un dialecte sans codes.
Et j’y navigue entre les goûts, frénétiquement, comme j’aimerais naviguer entre les corps.
Aucun n’est supérieur à l’Autre.
Les guitares désaccordées des morceaux adolescents n’abîment pas plus l’âme que les symphonies de Bach qu’écoutent ces ringards de droite.
Les nuits sans lendemain des voyages coups de tête n’abîment pas plus l’âme que les nuits d’amour qui suivent le coup de foudre.
Elles me paraissent même n’avoir aucune élégance ce soir.
22:22
Les algorithmes YouTube ont fait le travail à ma place.
La musique s’est lancée toute seule.
Maintenant voici que je ne suis plus ici assise au fond de mon lit, mais quelque part en Italie. Ma mémoire se secoue. Elle s’agite comme un chien poisseux qui sort de l’eau, son énorme steak de langue entre les dents.
Ma mémoire, ou plutôt ce qu’il en ce soir, et depuis l’effritement de toi, m’indique : week-end à Rome.
Ce morceau, c’est dans l’avion que je l’ai écouté pour la première fois.
C’est un flash-back comme tout le monde les connait : soudain, l’air a une autre saveur et le temps habite une autre peau.
Quelques rayons de soleil échoués sur une terrasse. Il fait plus chaud qu’à Paris. Tout est plus beau. D’autant plus beau là où ta gueule n’est pas.
Ce souvenir, sur le bord de la fenêtre, et le bruit de la vie qui revient pour qu’enfin je m’arrête.
Le flash-back est tout aussi prenant que le déjà-vu. On l’érige, ce dernier, pareil à une chose absolument mystérieuse mais ce n’est rien que la mémoire qui n’ose dire son nom. Un tableau que l’artiste n’a pas osé signer.
Me voilà en week-end à Rome.
Là où chaque moment vécu fut inédit, singulier et interdit.
Quand depuis trop longtemps, je pataugeais dans des situations, à quelques exceptions près, toujours identiques. Paris n’était plus le terrain d’aucun risque, sinon du plus grave : celui d’accepter le fait d’y suffoquer, parfaitement, dans le même quartier morcelé comme ta peau.
J’étais à Rome.
Les détails qui remontent comme ça. L’eau bleu trop flashy de la fontaine de Trevi, la nuit à marcher, trop chaude de mille nationalités. La grande place au bout de la via Santa Monica.
C’est là qu’il avait loué ce palais miniature pour quelques jours - il ne m’avait pas laissé le choix.
« Je vais te montrer c’est quoi l’Amour » il avait dit.
Comme à son habitude, ce n’était pas donné, mais j’avais compris tout de suite : il s’agirait d’un de ces week-end décadents où il faut tout débrancher.
Son téléphone, pour commencer.
Ses amours, pour essayer.
Ses pensées, pour profiter.
Le propriétaire devait avoir 10 ans de plus que nous à peine qui avions 23 et 24 ans respectivement. Il nous accueillait avec des grands gestes, un somptueux sourire et une bouteille de prosecco gelée dans le frigo de la cuisine. On voyait sur sa peau, dans ses yeux, les années passées à écraser la nuit sous les fêtes, les abus et l’addition qu’il faut payer, après. Les même traits pour traits que mon ami. Étrange parallèle, semblable à une vision amère.
Je décroche un instant. Dézoom.
Un vaste logement, trop vaste pour la halte que nous faisions. Et pourtant si petit face à sa folie.
C’est Rome qu’il avait choisi.
Un immense pied de nez à mon romantisme surconstruit.
Rome est ce chef d’oeuvre de passions, celle à qui l’Antiquité doit tout.
On y reste un peu isolé.e parce parce qu’on voudrait s’arranger pour lui voler un morceau de beauté quelque part. Tout compte à Rome, et pourtant, rien ne pèse que la légèreté.
Pour cause, surement, la gravité des tragédies passées dont il ne reste aujourd’hui que la Beauté qu’il convient de célébrer.
C’est ici, au milieu du miracle de ma vie, à l’épicentre de mes origines que nous avons posés bagages pour un duel avec la nuit.
Les chambres immenses, sont parsemées de miroirs dans tous les angles.
Derrière leurs volets battants typiques, la Piazza Navone végète, comme moi depuis trop longtemps, sous le soleil zénithal qui interdit tout courage.
En face, les clochers sonnent encore, frappent le fer abruti dans les prières et je lui dis « c’est une carte postale ce pays, on y mettrait un timbre sur la moindre paupière ».
Je pénètre dans la chambre et je l’ai tout de suite senti : l’odeur du sexe réfugié sous les crépis.
Des corps s’étaient usés dans ces pièces, et j'aimais cette présence occulte des abandons et des plaisirs.
Je suis bien ici. Loin du secret du corps et près du coeur réchauffé par les étincelles de mon pays.
Je me souviens de son invitation que j’avais interdiction de refuser. Biensur que j’allais m’enfuir avec lui. Tanpis pour les promesses d’amour en Italie. Comme nos traditions l’imposent, il s’agissait là, d’une messe avec ses rites et coutumes.
Cet homme, un artiste de la vie. Et moi, une oeuvre qu’il fallait réhabiliter sur le marché des plaisirs de la nuit. Avec en prime les cartons de bouteilles que l’on escorte sur l’épaule, dans l’escalier, tôt le matin, et les femmes brunes, sévères et sublimes qui pourtant rassurent.
Nous voilà dehors sous les regards inquisiteurs qui dévisagent les déviants comme nous défiant sans cesse les furies.
Je me pense comment ne pas détester les expressions de ses habitants qui, on ne sait comment, ne s’affaissent pas mais s’aiguisent dans la vieillesse ?
Je n’avais pu décliner ce kidnapping et nous traversions désormais la piazza dei satire, sombre et couverte. On regarde les peintres aux aquarelles et je fume des Murratti amabassador, mes préférées.
À l’intérieur de la trattatoria, mon ami, comme un curé devant son autel, me regarde, fier de sa réussite. Et je me dis qu'il a raison, c’est aussi un peu ça l’Amour.
Si ce n’était pas encore de mes propres ailes, je volais à nouveau, à ses côtés.
Le morceau joue ici ses dernières notes et je le remets au début, une nouvelle fois.
L’horrible sentiment de culpabilité d’autrefois, je l’entends aussi. Celui qui aurait voulu, en vérité, que je trouve tout cela raté.
Mais pas chez moi où chaque inconnu est plus charmant une fois ses déceptions cernées.
J’aurais aimé pouvoir lui coller un échec; oui, à ce petit homme chez qui tout était trop limpide. Chez lui, tout a l’apparence de la simplicité. Bien trop simple pour l’être en vérité.
Comme la légèreté de cette chanson face à la noirceur de mes tourments passés.
N’empêche que. N’empêche que j’étais là.
Derrière lui, une fresque dans laquelle n’avait été utilisé aucun pigment noir. Ça me faisait constater que depuis la force des éclaircies nait une fraîcheur étrange, un souffle de vie.
Le vin coulait, ce midi-là, il n’y avait que cela à faire.
Autre détail sans importance : les oeufs au plat, facon florentine.
La vie m’invitait à nouveau, certaines choses ne se refusent pas.
Cette première et dernière journée, me marqua, quelque part, dans sa beauté éphémère peut-être.
Ma mémoire est vague, souvent. Là, non.
Et sous la lune, elle le sera encore moins.
Cette nuit là, je me souviens des mots, chacun d’entre eux. Des mots et des visages.
Mingo. Napolitain d’adoption, réfugié nigérien, gay as fuck, sourire scintillant jusqu’au fond des yeux, torse musclé aux poils trop présents pour mon ami.
Leo. Ragazzo juvénile, bellissima tentazione qui hante encore certains de mes fantasmes.
Accompagné de Guilia, divenement milf, dans l’entrebâillement de la porte de ma chambre, à genoux devant lui.
Vision quasi incestueuse d’un vaillant désir gravé dans ma mémoire.
Ornella. Encore plus séductrice que moi, bien moins joueuse que toi. Nos baisers te laissèrent seule dans mes draps.
Décidément, le plus beau ici bas, c’est bien toi.
Tu parlais italien, un peu, pour montrer que tu faisais des efforts.
Tu avais les mots « cocaïna » et « prosecco », termes universels sous lesquels t’abriter le moment venu.
Ici, moi, je ne pouvais me soustraire entièrement à ce language. Et ce n'était presque plus douloureux.
Avec eux on avait pas dit grand chose, sinon des lieux communs.
La symbolique de la situation suffisait. Deux tordus, deux dépravés qui n’osent même pas vraiment partouser au pied du vatican.
Toi et moi, trop beau pour eux, nous endormons, ensemble et quasi nus sur ce balcon. Tandis qu’eux ils baisent comme des cons.
Le lendemain, les bouteilles vides bourdonnaient et nous étions surpris par cette confiance dans laquelle chacun d’entre eux s’attelait à ranger.
On sentait dans leurs mouvements, leurs sons, leurs odeurs, la difficulté à appréhender ce lendemain de doutes dont tout parlé chez eux en vérité.
Depuis cette nuit, la vie m’a prouvé qu’il vaut mieux se ranger du côté des méridiens.
On avait pris l’avion tôt le matin. Un gros turc ronflait lorsque nous avons passé les Alpes tôt dans le noir insolent des cris que j’entendais encore dedans.
Et j’étais là, maintenant. En haut des montagnes. Plus rien ne pouvait m'arriver.
C’était à peu près tout cette nuit là.
Et c’était déjà presque tout.